Александр Коряков-Коммерсантъ

" data-medium-file="https://i0.wp.com/gazeta-france-oural.fr/wp-content/uploads/Александр-КоряковКоммерсантъ.jpg?fit=300%2C203" data-large-file="https://i0.wp.com/gazeta-france-oural.fr/wp-content/uploads/Александр-КоряковКоммерсантъ.jpg?fit=620%2C420"/>

L’athéisme : un délit en Russie ?

Une nouvelle forme d’inquisition

Le 2 mars, le tribunal de Stavropol a engagé une procédure contre Victor Krasnov, accusé d’offense aux sentiments religieux des croyants. Une plainte avait été déposée par des participants à une discussion publique sur « VKontakte », le Facebook russe, indignés par ce qu’il avait dit sur le christianisme. Krasnov avait notamment écrit dans ce débat : « Dieu n’existe pas », et « La Bible, c’est un recueil de contes juifs ». Ces mots lui ont valu de passer d’abord un mois en hôpital psychiatrique, à côté d’assassins et de violeurs, pour une expertise de son état psychique. Les médecins n’ayant aucun doute sur sa santé mentale, il put être inculpé. « Lenta.ru » s’est intéressé à l’histoire de cet athée qui se retrouve sur le banc des accusés pour avoir défendu ses convictions.

C’est en avril dernier que Victor Krasnov a appris qu’une procédure allait être engagée contre lui. Dans un groupe de discussion, un utilisateur anonyme avait évoqué les recommandations de sa mère qui, au sujet des rôles dans la famille, aimait citer un passage du Nouveau Testament où l’on peut lire : « Le chef de tout homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est l’homme ; le chef du Christ, c’est Dieu ». Athée convaincu, Krasnov entra dans la discussion, et il en vint à y mettre en doute l’existence de Dieu. Deux semaines plus tard, il se moquait dans ses commentaires de la façon excessivement sérieuse, voire agressive, dont les orthodoxes regardaient la fête d’Halloween. Le ton monta, et ses interlocuteurs, estimant que Krasnov devait cette fois répondre de ses propos, s’adressèrent aux organes chargés de l’ordre public : les propos de Krasnov, écrivaient-ils, représentaient pour eux un préjudice moral et une offense à leurs sentiments religieux.

Estimant cette plainte recevable, la police demanda aux administrateurs de « VKontakte » d’effacer les propos provocants de Krasnov. Elle effectua une perquisition chez Krasnov et confisqua son ordinateur, son modem et son téléphone mobile, considérés par la suite comme « pièces à conviction ». Lui-même fut envoyé dans une clinique psychiatrique pour une expertise de son état mental, et ce qu’il avait publié sur les réseaux sociaux fut soumis à une expertise linguistique.

« Dans le service où j’étais, il y avait des criminels, des psychopathes, des maniaques sexuels et un cannibale, se rappelle Krasnov. J’ai dû passer 30 jours au milieu d’eux sans aucun suivi médical, aucune surveillance particulière. Vers la fin de mon séjour, seulement, pendant la troisième semaine, j’ai eu une demi-heure d’entretien avec une psychologue. Et juste avant ma sortie, encore, un médecin est venu me parler vingt minutes. C’est tout ! ». Krasnov raconte avoir passé tout son temps à lire, avec parfois le plaisir d’une bière que des infirmiers allaient acheter pour lui. « J’ai l’impression qu’on m’a fourré là pour que je ne fasse pas de vagues en me défendant. Il ne fallait plus me voir, c’est tout ! ».

Au bout d’un mois, on reconnut que Krasnov était parfaitement sain d’esprit. Quant à ses propos, les experts estimèrent que s’ils ne portaient pas atteinte à la dignité humaine, ils représentaient bien une offense aux sentiments religieux des orthodoxes. C’est sur cette base que put être lancée une procédure judiciaire. Mais les plaignants ne se présentèrent pas à l’audience : peu de temps avant le jour prévu, dans une lettre, ils avaient déclaré renoncer à leur participation à ce procès. Amenés sous la contrainte au tribunal, ils réaffirmèrent - sans aucune explication - leur volonté de ne pas participer au procès. Les représentants officiels de l’Église orthodoxe, aussi bien au niveau local qu’à celui du patriarcat de Moscou, préférèrent s’abstenir de commenter l’affaire. Seuls certains groupes de militants orthodoxes se manifestèrent en venant, comme à leur habitude, avec des pancartes et des croix devant le palais de justice.

Quelques affaires comparables

Krasnov n’est pas le premier à se retrouver sur le banc des accusés pour offense aux sentiments des croyants. C’est ainsi que l’an dernier, dans l’oblast de Kirov, deux hommes ont été poursuivis pour avoir attaché un animal empaillé sur une croix orthodoxe. En août de la même année, c’est un habitant d’Arkhangelsk qui a attiré l’attention des gardiens de l’ordre public par ses tweets séditieux. On peut mentionner aussi le cas d’un habitant de Niagan poursuivi pour ses propos injurieux dans une église. La peine maximale encourue selon le code pénal est d’un an de prison.

« Après l’introduction en 2013 de ce nouvel article dans le Code pénal, explique Andreï Sabinine, l’avocat de l’accusé, l’affaire Krasnov constitue de fait un précédent. Si nous disions jusque-là qu’il faut être prudent sur internet, parce qu’on peut être poursuivi pour extrémisme, il apparaît maintenant qu’on peut aussi être traduit en justice pour ses convictions, notamment son orientation religieuse ou athée ».

Sabinine rappelle que la Déclaration universelle des droits et des libertés a été éditée en Russie en 1991 et qu’y figure le droit pour chacun non seulement d’exprimer ses convictions religieuses mais aussi de défendre son point de vue athée. Pourtant, dans le cas de Krasnov, les représentants de l’État se sont délibérément placés du côté des croyants et ont développé des vues très tranchées à l’encontre de l’athéisme et des athées.

« Les plaignants, exprimant l’opinion d’un groupe particulier de personnes, ont décidé qu’ils étaient offensés et que quelqu’un devait être puni pour cela, explique l’avocat. Mais pratiquement, c’est l’État qui requiert contre Krasnov. Ce n’est plus une action civile d’un orthodoxe contre un athée, mais une mise en cause pénale par la puissance publique, avec intervention du procureur. L’État attaque un homme qui s’est simplement exprimé comme athée ».

Quant aux propos eux-mêmes tenus par Krasnov, c’est le propre de l’homme, estime Sabinine, de parler avec passion. « Dans les commentaires et les forums sur internet, les mots obscènes sont tout à fait courants, rappelle l’avocat. Quelle que soit la forme qu’aient pris ces opinions, cela ne doit pas relever de la justice. Avec cet article, on croit revenir à l’inquisition ! Si nous permettons qu’il reste en vigueur, il faudra très bientôt aller chercher du bois pour allumer les bûchers… »

Une bonne moitié des Russes ne se rend pas compte de ce qui est en train de se passer avec ce procès contre Victor Krasnov. Les orthodoxes ont sans doute connu quelque chose de comparable au début de l’ère soviétique, quand les athées militants fermaient les églises avec pour mot d’ordre « La religion est l’opium du peuple ». Il ne faut pas oublier qu’une part importante des citoyens russes vivant actuellement est née en URSS, à une époque où la loi fondamentale du pays, la constitution, garantissait le droit à l’athéisme et à la propagande antireligieuse. Dès l’enfance, à la maison, puis au jardin d’enfant, à l’école, à l’université ensuite, on expliquait à l’homme soviétique que Dieu n’existait pas et qu’il n’y avait aucun doute à avoir là-dessus. Éducateurs, professeurs, savants, tous disaient cela, et même les cosmonautes qui avaient pu aller voir ce qu’il y avait dans le ciel. On le lisait aussi dans les manuels scolaires du cours de « Sciences sociales ». Pour obtenir son diplôme de sortie à l’université, quelle que soit la spécialité, il fallait réussir trois examens : « matérialisme historique », « matérialisme dialectique » et « athéisme scientifique ». De sorte que pour devenir médecin, enseignant, ingénieur ou journaliste, il fallait déclarer formellement devant la commission ad hoc que Dieu n’existait pas et que la religion, c’était de l’obscurantisme, c’était l’opium du peuple.

En URSS, l’athéisme était idéologie d’État, et le droit des citoyens d’être athées et de mener une propagande antireligieuse était inscrit dès 1918 dans la constitution de la RSFSR. Si l’on était croyant, si l’on n’était pas membre du Parti communiste, il était extrêmement problématique de faire une belle carrière. Quant à ceux qui affichaient leur croyance religieuse et qui essayaient de la défendre publiquement, ils pouvaient facilement se retrouver dans un établissement psychiatrique, et pas juste pour un mois. Parmi les Russes d’aujourd’hui, plusieurs générations ont grandi avec l’idée que la phrase « Dieu n’existe pas » n’est pas plus offensante que l’affirmation « Je ne crois pas au Père Noël« .

Bien sûr, les droits des croyants doivent être garantis par la loi, mais cette même loi doit aussi protéger les droits des non-croyants, qui sont également assez nombreux chez nous. Et c’est précisément cela qu’énonce l’article 28 de la Constitution de la Fédération de Russie : « La liberté de conscience, la liberté de confession, y compris le droit de croire individuellement ou avec d’autres en n’importe quelle religion ou de ne croire en aucune, ainsi que le droit de choisir, d’avoir et de propager librement des opinions religieuses ou autres et d’agir conformément à celles-ci, sont garantis à chacun ». Pourquoi Krasnov s’est-il vu refuser son droit constitutionnel d’avoir et de propager sa conviction athée que « Dieu n’existe pas »? Dans ce contexte, le procès de Stavropol semble relever de la casuistique juridique et constitue un très fâcheux précédent.

Les « zones érogènes » de la religion

Le fait que les représentants du clergé aient pris leurs distances avec cette affaire montre que même au sein de l’Église orthodoxe, les avis sont partagés quand il s’agit de définir la frontière entre ce qui est offense aux sentiments des croyants et ce qui relève de la liberté pour les athées de défendre leurs convictions. Pour l’archidiacre Andreï Kuraïev, par exemple, on ne peut pas interdire les opinions critiques.

« Il faut permettre aux gens de critiquer la religion, dit Kuraïev, et cela vaut aussi bien pour ceux qui croient que pour les athées. Le christianisme est arrivé dans le monde comme une religion extrêmement polémique : appeler « nouveau testament » notre livre saint, c’était aussi une façon particulière d’offenser un autre livre qui apparaissait dès lors comme « ancien ». Aucun juif, évidemment, ne pouvait être d’accord pour appeler ainsi ce qui était pour lui le Livre sacré. Les chrétiens ne peuvent pas dire maintenant : « On n’a pas le droit de critiquer la foi des autres ». Combien de martyrs chrétiens sont morts justement pour leurs actes et leurs mots très durs à l’encontre des croyances païennes ? »

En outre, s’il défendait les « sentiments religieux » des croyants, le juge deviendrait l’otage des plaignants. « Ces « zones érogènes » de la religion ne sont pas les mêmes pour tout le monde, et elles ne dépendent pas de la profondeur de la foi », Andreï Kuraïev en est convaincu. « Pour l’un, ce sera une offense de critiquer la palissade qui entoure l’église. Un autre ne sera pas du tout blessé qu’on critique les évangiles. J’estime qu’un facteur aussi éphémère que des sentiments ne doit tout simplement pas trouver place dans une législation. Des actes, des appels au pogrom, à la violence, au meurtre, voilà ce qui doit vraiment tomber sous le coup de la loi ».

Affirmer que « Dieu n’existe pas  » ne saurait justifier une action en justice, et les griefs des représentants de l’ordre ne peuvent concerner que la forme sous laquelle le prévenu a exprimé son opinion, estime Kuraïev. « Il doit y avoir des limites, c’est indiscutable, mais après les manifestations de la place Bolotnaïa, il y a eu une telle hystérie législative qu’on en est maintenant à vouloir tout interdire. Ils ont peur de n’importe quelle ombre, de n’importe quelle réunion de personnes, de tout ce qui ressemble à du militantisme social, à de la polémique. Ils se sont mis eux-mêmes dans une impasse. Il faut bien voir à quels excès on arrive aujourd’hui. Et des procès aussi stupides que celui de Stavropol n’arrangent pas les choses… ».


Auteur: Anastasia Tchepovskaïa.

Traduit du russe par Jacques Duvernet

Source: « Светская инквизиция ».

Publié dans lenta.ru le 4 Mars 2016.

Source Photo: Alexandre Koriakov/Kommersant.

Pour découvrir Stavropol, accédez à la carte Gazeta: ICI !!

–> Haut de page