Nouvelle pauvreté

Le prix du pétrole baisse, tant mieux !

- Le dollar a encore monté, dit la vendeuse de poisson.

- Et le pétrole baisse, répond la cliente, une dame de la soixantaine.

Tout cela est dit sans émotion particulière. La routine, un simple échange d’informations.

- Tout va mal !

- Oui, merci, et peut-être que ça ne va pas s’arranger… Allez, donnez-moi un demi-litre de caviar.

La pauvreté est le nouveau thème à la mode : nous sommes pauvres.

Nous, pauvres ?

Bien sûr, si on gagne trois fois moins qu’avant, cela n’a rien de drôle. Il ne faut pas positiver jusqu’au délire. Et en plus il y a moins de travail, et il n’est plus aussi bien payé. Bref, c’est un peu partout le marasme.

Mais voilà qu’Evguenia Pichtchikova, une journaliste connue, écrit dans un de ses éditoriaux que la pauvreté, c’est la liberté. Selon elle, quand on vit dans une société de consommation en gagnant correctement sa vie, on doit constamment prouver quelque chose à quelqu’un, et on le fait en consommant encore plus. Mais aujourd’hui, ce qui est tendance, c’est une nouvelle simplicité. On n’est plus obligé de s’échiner pour montrer qu’on va mieux que les autres. On peut penser à autre chose.

Pendant les glorieuses années pétrolières, nous avions un contrat avec l’État : contre un bon cours de l’euro, il avait en quelque sorte notre loyauté. Tout le monde critique cela maintenant, mais d’un autre côté, beaucoup de gens ont pu construire leur maison, acheter un appartement, élever leurs enfants, voyager dans le monde et accumuler des expériences. C’était une belle époque. Mais tout le monde pouvait avoir de l’argent en plus, gagner cinq roubles au lieu d’un. Et tout le monde comprenait bien que cela n’allait pas durer longtemps.

Bien sûr, tout le monde en Russie se mettait dans la catégorie des gens qui ont réussi, presque même dans la « high middle class », et le rappel à la réalité, aujourd’hui, est à l’évidence cruel et douloureux pour tous. Mais franchement, qui peut avoir l’habitude de la pauvreté, sinon nous ?

Dans les années 90, tout le monde était pauvre. Ou disons, vivait dans le dénuement. C’était la dislocation de l’URSS, des ingénieurs et des artistes balayaient les cours, les hommes devenaient truands, les femmes se prostituaient ou se faisaient entretenir, il y avait des tickets pour acheter de l’huile, partout ténèbres et désolation. Mais vers le milieu de la décennie, les choses commencèrent déjà à s’arranger. Le business (il y en avait de toutes sortes…) devint florissant. On vit naître beaucoup d’agences de publicité ou de design. Les gens construisaient des maisons et y mettaient des canapés qui coûtaient aussi cher qu’un appartement dans une cité des années Khrouchtchev.

En 1998, tout s’effondra à nouveau. L’été, quand on allait se promener, il fallait bien savoir ce que l’on voulait acheter : de l’eau ou des cigarettes (on choisissait évidemment les cigarettes). J’ai vécu alors deux mois inoubliables : je commençais juste à écrire, et les magazines venaient de s’arrêter de payer leurs journalistes. Je mangeais des petits pois en boîte, des carottes cuites dans le lait, du pain et des caramels. Le premier argent que je parvins à grand peine à gagner (une demi-pige) servit à faire un borchtch, c’est là que j’ai appris la recette.

En même temps, beaucoup de gens se remettaient à acheter des appartements qui coûtaient alors entre 11 et 30 mille dollars. J’ai moi-même du mal à croire qu’en 2002, un deux pièces de 47 m2 dans le quartier de Sokolniki [1] coûtait 42 000 dollars. En 2013, il valait déjà 11 millions de roubles, c’est-à-dire 300 000 dollars au cours de 2002.

En 2004, le baril de pétrole valait à peine 30 dollars, il est passé entre 2005 et 2006 de 40 à 60 $, et le prix a continué de monter jusqu’en 2013.

Remercions le pétrole de nous faire ce coup-là! On aurait peut-être pu dépenser moins et être plus prévoyant – mais c’est comme un ivrogne qui gémit quand il a la gueule de bois « Je ne boirai plus jamais » ! Il y avait de l’argent, et nous l’avons dépensé. Parce que avant cela, soit nous n’en avions jamais eu, soit nous en avions, mais à une période où il n’y avait rien à acheter.

En vérité, tout change considérablement au cours d’une vie. Et cela ne dépend pas toujours du cours de la monnaie ou du prix du pétrole. Je connais des gens qui ont gagné énormément d’argent pendant les périodes les plus difficiles (je ne compte pas les filous, je parle là de gens honnêtes) et qui ont mangé de la vache enragée pendant les années les plus grasses. Leur histoire personnelle le voulait ainsi, tout simplement.

Je me souviens encore, je ne sais pas pourquoi, qu’en 1993 (j’avais alors 18 ans et je vivais encore chez mon père), j’étais sortie un jour et je marchais sur l’avenue Sretenka. C’était l’hiver, il faisait affreusement froid, tout était gris, sombre, lugubre, les lampadaires éclairaient à peine, il n’y avait pas d’autre signe de vie que le kiosque au croisement de la rue Loukov. À l’époque, on trouvait de tout dans ce genre d’échoppes : de l’alcool frelaté, du shampoing colorant, des sacs à main, des revues porno, des chips. Je fus fasciné par une paire de chaussures blanches. Des chaussures blanches, laquées, à en rêver la nuit. J’en avais tellement envie ! En hiver. Par moins trente. Je pris tout l’argent que j’avais pour les acheter. Et je ne les ai pas mises une seule fois, bien sûr.

Je pense souvent à cette histoire. Et il me semble aujourd’hui que j’en ai trouvé la morale : même quand tout va mal, qu’il fait froid, que le moral est à zéro, nous avons toujours le désir et la force de rêver. Rêver du jour où il fera chaud, où tout aura changé, et où on marchera dans la rue avec ses belles chaussures blanches.


[1] NdT: Parc et station de métro de Moscou, non loin du centre ville.

Auteur: Arina Kholina

Traduit du russe par Jacques Duvernet.

Source: « Новая бедность »,

Dojd’, publié le 13 janvier 2016.

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