Pozner: Slavophiles et occidentalistes

Il y a quelques semaines, l’organisation « France-Oural » (mais oui, cela existe !) organisait à Paris les « Journées du livre russe ». Pourquoi « Oural », je me suis posé la question. Mais j’ai appris que Boris Eltsine avait apporté son soutien à la création de cette organisation en France, car il était très désireux que les Français connaissent mieux sa région natale, l’Oural. D’où le nom de cette association.

J’étais l’invité de cette rencontre autour de la littérature russe. Il y avait beaucoup de monde, on vendait des livres d’auteurs russes, aussi bien en langue russe qu’en traduction française, et pas seulement des contemporains, on trouvait aussi des classiques, des auteurs des années 20 et 30. Les livres partaient comme des petits pains, c’était un vrai  plaisir ! Et ce qui m’a beaucoup étonné, c’est de voir qu’on avait organisé pendant ces deux jours des cours de langue russe pour les petits Français, pour de tout jeunes enfants de 4, 5, 6 ans. Cela laisse songeur…

À côté de cela, il y avait bien sûr des rencontres avec des auteurs, des présentations de livres et toutes sortes de « tables rondes » sur des questions sérieuses.

Beaucoup de choses intéressantes, donc. Mais pour moi, le plus intéressant fut sans doute cette table ronde consacrée à la question « Le débat entre slavophiles et occidentalistes est-il toujours d’actualité ? » La question est légitime, certes. Mais il faut tout de même se souvenir que ce débat est né au XIXe siècle, au début même du XIXe siècle, et que nous vivons au XXIe siècle.

Parmi les participants à cette table ronde,  il y avait deux écrivains russes, Sergueï Chargounov et Zakhar Prilepine, que j’ai d’ailleurs reçus dans mon émission « Pozner ». J’étais là également, car un de mes livres était aussi présenté à ces « Journées ». Et il apparut assez vite que la question posée était tout à fait actuelle.

Le sieur Prilepine expliqua avec, comment dire… une flamme surprenante qu’il n’y a au fond pas de liens, au moins géographiquement, entre la Russie et l’Europe, et que les Européens eux-mêmes ne considèrent pas les Russes comme européens, c’est-à-dire qu’ils ne les acceptent pas parmi les leurs. Il expliqua par exemple que Pierre 1er (qui fut une sorte d’occidentaliste, car il rapprocha la Russie de l’Occident), s’il vivait aujourd’hui, serait pour cet Occident un adversaire tout à fait coriace. J’interprète un peu librement ce qu’a dit Monsieur Prilepine, mais je ne suis dans le fond pas très loin de sa pensée.

Quant au sieur Chargounov, il mit beaucoup d’insistance à expliquer au public qu’il était démocrate et patriote, comme s’il était étrange de rapprocher ces deux mots. Mais il le répéta plusieurs fois. Dans la salle, il y avait pas mal de monde, huit cents personnes peut-être, parmi lesquelles beaucoup de Français. Bien sûr, il y avait des Russes vivant en France, des slavistes naturellement, mais vraiment beaucoup de Français.

J’écoutais cela avec un certain sourire, je dois dire, parce que je trouvais vraiment étrange ce désir de prouver quelque chose qu’il n’y a au fond absolument pas besoin de prouver. Et bien sûr, ces messieurs ne parlaient pas français, il leur fallait une interprète.

Je suis bien sûr un occidentaliste, au moins dans ces domaines  mais comprends bien que chacun doit suivre son propre chemin et qu’aucune personne ne ressemble à une autre. Les Suédois ne ressemblent pas aux Portugais et ils suivent des voies différentes. Mais ils ont quelque chose en commun : l’héritage du christianisme et leur origine européenne. Pour la Russie, cela me semble absolument évident également : la Russie a sa propre voie, bien sûr, mais les Russes sont aussi des chrétiens qui ont une origine européenne. Tel est mon point de vue, je n’en démords pas !

En réalité, malheureusement, tous ces discours étranges sur une spécificité de la voie russe reposent sur un mélange peu sympathique de deux éléments que l’on pourrait croire incompatibles : le premier est un complexe d’infériorité, le second est la conviction bien ancrée que l’on est supérieur aux autres. Voilà le fond des choses…

Je vous salue bien.


Auteur: Vladimir Pozner.

Traduit du russe par Jacques Duvernet.

Source: « О славянофилах и западниках ».

Publié dans Pozner Online le 07/02/2016.

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