Les leçons de la démographie

Dans un avenir proche, les personnes âgées en Russie bénéficieront au moins autant du respect qui leur est dû que de possibilités  d’action inédites.

Les changements affectant la pyramide des âges en Russie font émerger un nouveau type de société, totalement différent de celui dans lequel nous étions  habitués à vivre. Le rôle des générations plus âgées augmente en même temps que les valeurs dont elles sont porteuses sont appelées à évoluer.

 « Nous avons une société où certaines tranches d’âge sont fortement représentées, tandis que d’autres sont sous-représentées »

Comme la plupart des pays développés du monde, la Russie vieillit. Selon les données de Rosstat [1], la proportion de personnes âgées de plus de 65 ans en Russie était de près de 13,5% en  2015. D’après les critères internationaux, une population est considérée comme vieille  dès lors que ce chiffre est supérieur à 7%. La proportion des personnes âgées en Russie continuera à croitre pour atteindre entre 18% et 19,4% de la population totale en 2030 suivant les scénarios retenus (importance des flux migratoires, évolution de la natalité et  d’autres facteurs déterminants) .

La discussion sur la nécessité de retarder l’âge du départ à la retraite est d’actualité depuis plusieurs années, ce qui est l’un des critères les plus évidents de l’évolution démographique.

La réduction du ratio entre retraités et  personnes en âge de travailler (le Rapport sur le développement du potentiel humain en Russie du Programme de Développement des Nations Unies,  prévoyait en 2008 que d’ici 2020 il y aurait 457 – 467 retraités pour 1000 actifs)  pèsera sérieusement sur le système des retraites (et, donc, sur la population active).

Toutefois, ce n’est pas le seul problème. Les changements dans la structure de la population et dans les proportions des  groupes de la pyramide des âges sont  plus complexes qu’une augmentation linéaire du nombre des personnes âgées. Ils subissent l’effet à la fois du creux démographique des années 1990, de l’augmentation du taux de natalité au cours de la dernière décennie et de l’impact secondaire des  vagues démographiques antérieures. Certains effets de ces changements peuvent déjà être observés.

« La Russie est assez spécifique par la profondeur de ses vagues démographiques - explique Oksana Siniavskaya,   démographe du Centre d’études des revenus et du niveau de vie de l’École Supérieure d’Économie. Du fait  des chocs répétés subis par la population russe  depuis la première décennie du siècle passé, certaines « cohortes » [2] sont très nombreuses tandis que  d’autres sont très petites. Selon Oxana Siniavskaya, cette structure irrégulière constitue une difficulté particulière pour la politique socio-économique.

Une telle structure irrégulière est particulièrement problématique pour définir une telle politique car les besoins  pour les différents services sociaux –  crèches,  écoles, hôpitaux, maisons de retraite – sont susceptibles  de changer périodiquement  de façon significative, à la hausse ou à la baisse.

« Au début des années 2000, nous avions un certain dividende démographique. Du fait de la guerre, le nombre de personnes atteignant l’âge de retraite était relativement faible, alors que les « grandes » générations des années 1980 entraient sur le marché de travail. Ce phénomène a été très favorable et a contribué au rebond économique des années 2000. Aujourd’hui, c’est fini. La situation démographique des années 2000 ne se reproduira plus. Même quand les enfants d’aujourd’hui, dont les parents sont issus des « grandes générations », grandiront, la proportion des personnes âgées dans la structure de la population sera plus élevée que dans les années 2000. »

Les prévisions démographiques établies pour les dix années à venir ne sont pas très précises. Elles  montrent cependant assez bien les principaux facteurs qui influeront sur la pyramide des âges. Selon les prévisions de Rosstat,  la proportion des seniors devrait s’accroître sensiblement d’ici à 2025 tandis que celle des jeunes devrait considérablement diminuer. Il y aura moins de personnes  âgées de 20 à 30 ans, c’est-à-dire de  personnes nées dans les années 1990 et au début des années 2000, quand le taux de natalité avait fortement diminué, avant de se rétablir par la suite.

Mais, comme la natalité s’est redressée ces dernières années,  il y aura davantage d’enfants et d’adolescents âgés de 5 à 19 ans. La tranche de la population âgée de 35 à 50 ans augmentera sensiblement (avec une certaine réduction de la part des personnes en préretraite, de 50 à 60 ans). La Russie vieillira dans un certain sens. Le visage du pays sera celui de personnes d’âge mûr, avec des familles composées d’enfants de tout âge, et  de personnes âgées-leurs parents-  de plus de 70 ans.

« Les familles nombreuses sont particulièrement exposées au risque de tomber dans la pauvreté. »

On ne peut avancer que des hypothèses plus ou moins justifiées pour savoir comment la nouvelle situation affectera la structure du marché de travail. « En termes de politique sociale, il est peu probable que la diminution de la proportion des jeunes de 20/25 ans dans la structure de la population aboutira à de grands changements, puisque la population active des autres groupes d’âge restera relativement élevée. » - précise Oxana Siniavskaya. Selon elle, si la récession économique actuelle se prolonge encore plusieurs années, cela correspondra à la situation démographique en cours dans la mesure où la génération accédant au marché du travail sera  peu nombreuse et intégrera  un marché du travail difficile avec peu de créations d’emplois. « Les risques je ne les attends pas de cette génération -poursuit Oxana Siniavskaya. Il ne faut pas oublier que pendant les années 2000, et même avant, nous avons connu  une croissance constante du taux de natalité. Après 2025, le nombre de nouveaux arrivants sur le marché du travail va commencer à croître à nouveau. Et si l’économie reste en récession, il faudra s’attendre à ce qu’ils manifestent leur mécontentement.

Une autre question intéressante, celle des nouvelles personnes âgées, c’est-à-dire de la génération qui arrive bientôt à la retraite et a connu une situation économique  satisfaisante, nous vaut ce propos  de Kirill Tanaev,  directeur de l’Institut des Médias Contemporains: « Au tournant du siècles, il s’est produit  un changement dans les villes russes. Si, jusque là,  les personnes âgées étaient celles qui avaient connu le traumatisme des années 90 et s’étaient  difficilement adaptées aux nouvelles conditions, la croissance économique des années 2000 a sensiblement modifié cette situation. Les générations qui arrivent aujourd’hui à l’approche de la cinquantaine ont connu un marché du travail dynamique dans les années 90 et ont continué de bénéficier de la croissance économique qui a suivi». Oxana Siniavskaya partage cet avis : « Le niveau d’inégalité que nous connaissons, est, bien évidemment, élevé ; cependant, parmi les quinquagénaires d’aujourd’hui il y a beaucoup de ceux qui sont habitués à un niveau de vie très différent de celui qui leur garantira leur retraite ».

Pour le politologue  Konstantin Kalatchiov, cette situation peut poser des problèmes aux responsables politiques : « Dans les dix prochaines années, en dépit de quelques changements, les nouveaux retraités ne seront pas trop critiques vis-à-vis du gouvernement. Ils sont assez sensibles à la propagande de la télévision, et le souvenir des années 90 est négatif pour eux. En revanche, les  générations suivantes de retraités risquent de se comporter différemment. ».

(…) « Globalement, l’idée d’une forte vulnérabilité des personnes âgées est assez exagérée  – estime Oxana Siniavskaya. Elle s’est formée à l’époque des changements radicaux des années 90, lorsque les personnes âgées se trouvaient  parmi les moins adaptées. Les études montrent que, en termes de risques de pauvreté, les personnes âgées n’appartiennent plus aux couches les plus vulnérables. »

Selon les études du Centre d’analyse des revenus et du niveau de vie de l’École supérieure d’Économie et les données de Rosstat, parmi ceux qui sont statistiquement considérés comme pauvres seulement 10 % sont à l’âge de la retraite, contre  22 %  ont moins de 30 ans. « Depuis 2010, rappelle Oxana Siniavskaya, les retraités qui ne travaillent pas reçoivent un complément de retraite  permettant d’atteindre le  minimum vital, de sorte qu’il n’y a pas de pauvres dans cette catégorie de population au sens de sur  l’échelle mesurant les seuils  de  pauvreté. La situation des jeunes est plus difficile. Pendant leurs études, ils sont généralement aidés par leurs parents. Après leurs études, tout se complique. »

D’après elle, cela nécessite  de restructurer la politique d’aide sociale. « Les familles nombreuses sont parmi les plus touchées par le risque de tomber dans la pauvreté. La naissance d’un deuxième enfant accroît déjà sensiblement le risque de tomber dans la pauvreté. Jusqu’ici, nous avons mis le cap  sur une augmentation des retraites, alors que presque rien ne se fait pour  d’autres groupes d’âge, en particulier en matière d’éducation et de santé pour soutenir les familles avec s enfants. Selon moi, la politique sociale devrait être recentrée depuis longtemps. Ceux qui portent le fardeau d’élever des enfants devraient être pris en charge. »

La structure de répartition des revenus change aussi d’une certaine manière en Russie. En particulier, selon les études de l’agence de marketing TNS, la proportion de personnes dont le revenu est supérieur à la moyenne (consacrant moins de 50% de leur revenu à l’alimentation et aux charges locatives), a augmenté le plus rapidement entre 2009 et 2015 pour la tranche d’âge de 35 à 54 ans ( augmentation de 12,3% contre  9,6% en moyenne). La plus faible augmentation, de6,7%, a concerné  la tranche d’âge de 16 à 34 ans.

(…) « Aujourd’hui,  souligne Natalia Bondarenko, la tranche d’âge des  25 à 40 ans constitue la population la plus endettée de Russie.  Aux termes d’une enquête menée au début de 2015, 40% des personnes de ce groupe avaient des crédits à rembourser. Plus de la moitié du total des prêts en Russie est portée par des personnes de 25 à 40 ans. »(…) Étant donné la nouvelle situation démographique,  ce groupe d’âge, qui  sera le plus  important dans  la population russe, sera aussi celui qui supportera les coûts sociaux les plus élevés tant pour l’éducation de ses enfants  (qui seront nombreux selon les statistiques) que pour l’aide  aux personnes âgées. « Aujourd’hui, comme l’explique Natalia Bondarenko, ce groupe est le plus sensible et le plus touché par la la détérioration de la situation économique. Nos enquêtes régulières, où nous demandons aux participants à quel point la situation financière dans leur famille a changé ces derniers temps, montrent que les personnes  de 40 à 55 ans ont été particulièrement touchées par  la crise des années 2008 et 2009. Autrement dit, c’est la population active qui a à sa charge des enfants mais aussi des parents âgés qui doit faire face au maximum  d’obligations sociales qui subit le plus les effets de la  crise. » (…)

(…) Quoi qu’il en soit, il assez difficile de prévoir tous les changements  provoqués par les processus démographiques à long terme dans la société russe. Il est cependant clair que nous allons vers un autre modèle de société  – un modèle différent de celui que nous avons connu pendant la dernière décennie. Ce sera une société où les générations intermédiaires et les personnes âgées joueront un rôle plus important. Ces seniors seront porteurs d’autres valeurs et d’autres idées  - différentes de l’image habituelle du vieillard qui s’est  formée à la fin du siècle dernier. Le rôle de la jeunesse changera également. Et il est patent  que nombre d’institutions   sécurité sociale, instances politiques (sous leur forme actuelle),  représentants du monde culturel et experts en  marketing- ne sont pas prêtes à ces changements  et continuent de travailler avec la « vieille » société, tels des chefs militaires  qui se prépareraient à une guerre du passé. Cette dissonance ne peut pas, tôt ou tard, ne pas se manifester par la réduction de la régulation des processus sociaux et politiques, par l’émergence d’une série de besoins non satisfaits et des attentes non satisfaites des différents groupes sociaux. Alors qu’il faut commencer dès maintenant à se préparer à ces changements.


[1] NdT: Équivalent de l’INSEE en Russie.

[2] NdT: Populations d’une même tranche d’âge.

Auteur: Stanislav Kouvaldin.

Traduit du russe par Irina Martinot.

Source: « Уроки демографии ».

Publié dans Kommersant le 07 décembre 2015.

Source Image: Wikipédia.

Voir aussi: Site Officiel Recensement de la population en Russie 2010

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