Une crise dont nous sommes responsables

Interview avec l’économiste Abel Aganbeguian

Étonnante constatation : en 2015, année de crise, les bénéfices des entreprises ont augmenté en Russie de 30 % tandis que les salaires, au contraire, baissaient de 10 %. Et dans le Kouban, région considérée comme favorisée du point de vue économique, cet écart est encore plus grand que la moyenne russe.

Pour l’économiste et membre de l’Académie des sciences Abel Aganbeguian, les causes de la récession économique actuelle sont à  chercher dans la crise mondiale de 2008.

Abel Guezevitch, la Russie est actuellement frappée de plein fouet par une crise économique, même les plus optimistes doivent en convenir. Quand a-t-elle commencé, et quand en verra-t-on la fin ?

« Effectivement, notre pays se trouve pour la deuxième année en récession, c’est-à-dire en crise. Avant la récession, il y avait une stagnation qui avait commencé en 2013 et s’était prolongée en 2014, avant le rattachement de la Crimée, les sanctions occidentales, etc. Cette année-là,  notre taux de croissance a été divisé par sept et nous sommes entrés dans une stagnation qui s’est transformée en récession dans la seconde moitié de 2014. »

Et que faire  à présent, comment sortir de cette situation ?

« Notre tâche principale, c’est de retrouver la croissance économique. Un simple retour à la stagnation ne doit pas nous satisfaire ! Et je suis sûr qu’il existe en Russie beaucoup de possibilités pour relancer l’économie. Mais pour savoir ce qu’il faut faire, il est indispensable d’abord  de bien comprendre comment nous nous sommes retrouvés dans ce fossé. Malheureusement, c’est par notre faute que nous en sommes là… »

Beaucoup de gens mettent en cause les sanctions occidentales, mais vous n’êtes pas d’accord. Alors comment en sommes-nous arrivés à cette crise ?

« Tout a commencé avec la crise des années 2008-2009 qui fut pour la Russie extrêmement sévère : c’est chez nous que le PIB a le plus baissé, de 7,9 %. Le commerce extérieur a diminué de 40 %,  le marché boursier a été divisé par quatre. Résultat, les investissements en Russie ont diminué de 17 % en 2009, et quatre ans après, en 2013, nous avons commencé à en voir les effets. Il est vrai que les indicateurs du niveau de vie ont moins baissé que les chiffres de l’économie : globalement, cette étape a été relativement indolore pour la population, même si la situation était deux fois plus grave que la crise des années 1998-1999. Cela s’explique en premier lieu par nos solides réserves et par l’action du gouvernement.

« Mais en même temps, la récession a mis en lumière les lacunes et les faiblesses de notre économie, et les conditions de base ont changé fondamentalement : les investissements ont connu une diminution drastique, or ils représentent la source essentielle de la croissance économique. Jugez vous-même : 22 % des machines et machines-outils utilisés dans nos entreprises ont dépassé la date d’usure indiquée par leurs fabricants. L’accident au barrage géant de Saïano-Chouchensk s’est produit après 34 ans d’activité des turbines, alors que le fabriquant préconisait une durée limite de 33 ans. Nous avons davantage besoin d’investissements que n’importe quel autre pays. Et en plus, les investissements ont un double effet sur l’économie : la construction du pont vers la Crimée, par exemple, représente d’abord des emplois, des commandes pour les entreprises, la construction, la sidérurgie. Mais dans trois ou quatre ans, quand il entrera en fonction, il commencera à générer des bénéfices.

« Un malheur ne vient jamais seul : la seconde cause de la situation économique actuelle, c’est l’énorme fuite des capitaux. Depuis 2008, 650 milliards de dollars ont quitté la Russie, soit la moitié du PIB ! La situation s’est aggravée à partir de septembre 2014 avec les sanctions occidentales : restrictions pour l’accès au marché financier mondial, sanctions « sectorielles ». Ces conditions ont eu pour effet que notre économie a d’abord commencé à stagner, et ensuite à chuter. »

Puisque nous parlons des sanctions, pensez-vous qu’elles vont durer longtemps ?

« Bien que je ne sois pas un spécialiste de politique, et encore moins de politique internationale, il me semble que les positions se sont un peu rapprochées ces derniers temps. Mais ce n’est pas suffisant. Je proposerais comme premier geste amical de supprimer les contre-mesures de sanction que nous avons prises contre l’Europe. Il faut bien que quelqu’un fasse un premier pas. Je pense que les sanctions de l’Union européenne à notre encontre ne seront pas longtemps maintenues. Avec les États-Unis, cela sera plus compliqué. Vous souvenez-vous de l’amendement Jackson-Vanik ? Il fut adopté en 1974 et resta en vigueur jusqu’en 2012, pourtant à cette époque les pays  avaient trouvé une sorte de langage commun. »

Comment sortir de cette situation économique difficile dans laquelle, comme vous le  dites, nous nous sommes nous-mêmes enfoncés ?

« C’est très simple : il faut augmenter le niveau des investissements. Si l’on ne veut pas que la crise se prolonge encore dans les trois ou quatre prochaines années, il faut absolument dès maintenant investir de plus en plus de moyens dans l’économie. En 2013, 2014 et 2015, il aurait fallu augmenter de 10 % chaque année le niveau des investissements, mais malheureusement les politiques ont fait exactement le contraire. A partir du second semestre 2012, l’État a commencé à réduire le volume des investissements, aussi bien dans le budget national que dans les entreprises publiques et dans les banques. L’an dernier aussi, l’investissement a diminué, si bien qu’il ne faut pas s’attendre à une croissance économique en 2020. Dans le meilleur des cas, nous aurons une prolongation de la stagnation.

«  Il y a actuellement sur les comptes des banques russes 78 trillions de roubles, ce qui représente six fois le budget fédéral. Vous voyez où il faut prendre l’argent pour investir… La plus grosse partie de l’argent disponible est chez nous, tout simplement enfermée dans des coffres sans servir à rien, à cause d’une politique économique absurde. »

C’est comme dans « Les histoires de Prostokvachino« , le célèbre dessin animé : « Nous avons tous les moyens qu’il faut, mais nous ne sommes pas assez intelligents ». Pourquoi les capitaux, au lieu de dynamiser l’économie russe, dorment-ils chez nous dans des chambres fortes ?

«  La cause principale, évidemment, c’est le taux directeur élevé de notre banque centrale : les gens n’ont tout simplement pas envie de prendre des crédits qui coûtent aussi cher, donc les banques dépensent leur argent pour acheter des devises, des titres… Elles font n’importe quoi, sauf le placer dans l’économie réelle. De l’argent, heureusement, nous en avons… Mais nous ne nous en servons pas. Selon moi, il faut absolument augmenter la part des prêts à long terme (dans les pays développés, ils représentent 30-50 %, dans les pays en voie de développement près de 20 %, et chez nous seulement 7%). Il faut pour cela transférer vers le long terme une partie des crédits à court terme. Les instruments existent pour faire cela : le gouvernement peut par exemple  financer le déficit par une émission de titres qu’achèterait la banque centrale. Celle-ci les céderait ensuite à un taux minimal aux banques qui accorderaient des crédits pour investir ou des prêts liés à des objectifs définis, par exemple la modernisation technologique des entreprises. Il y a bien d’autres instruments de ce genre. Nous avons 370 milliards de dollars en réserve d’or, on pourrait en affecter 200 à des investissements de court terme les plus efficaces possibles. »

Vous parlez des mesures que devrait prendre le gouvernement fédéral pour sortir de la crise. Mais que doivent faire les autorités régionales pour que l’économie du kraï de Krasnodar reparte ?

« Il faut d’abord être prudent avec l’endettement, qui est très élevé dans le kraï de Krasnodar. En second lieu, il faut être très attentif au bien-être des gens simples. On ne peut pas admettre que le niveau de vie baisse, or dans le Kouban, le salaire réel a fortement baissé, les échanges commerciaux ont diminué de 11 %, c’est-à-dire encore plus que la moyenne russe. Il faut contrôler les prix : pour le logement, ils ont augmenté d’un tiers, comment expliquer de tels chiffres ? Mais en même temps, il y a dans le Kouban beaucoup d’éléments positifs dans la construction, dans l’agriculture. Pour avoir de bonnes conditions de vie, on peut développer aussi les secteurs de l’économie touchant aux nouvelles technologies. Je considère que le kraï de Krasnodar doit chercher à s’aligner sur les indicateurs mondiaux et non sur les chiffres russes qui sont très en retrait. Mais notre pays est très grand !  La mortalité infantile, par exemple, est  à Saint-Pétersbourg la même qu’en Europe, et dans l’oblast de l’Amour la même qu’en Afrique. »

Abel Guezevitch, redescendons sur terre après tous ces vertigineux milliards et demandons-nous comment les gens normaux peuvent vivre dans cette crise qui, selon mon sentiment personnel, les touche plus sérieusement qu’en 2008.

« Effectivement, le plus grave dans la situation actuelle réside dans le fait que, pour la première fois dans l’histoire de la Russie contemporaine, ce sont les indicateurs du niveau de vie qui baissent le plus. Jugez vous-même : le PIB a diminué de 3,7 %, la consommation des ménages de 10,2 %; même en 1998-1999 on n’avait pas connu cela. Et cette particularité a une cause très spécifique : en 2015, là encore pour la première fois, les bénéfices des entreprises ont augmenté de 30 %, alors que les salaires réels ont chuté de 9,5 %. Et dans le kraï de Krasnodar, l’écart entre les bénéfices des entreprises et les revenus des travailleurs est encore plus grand. Il y a là une disproportion très choquante, et je me demande pourquoi le gouvernement et  les gouverneurs des régions n’accordent pas toute leur attention à cette situation. Dans tous les pays, la fonction principale des syndicats est de surveiller ce rapport entre profits et salaires. Mais ce n’est pas le cas chez nous. »

Nota : Abel Guezevitch Aganbeguian est né le 8 octobre 1932 à Tiflis (actuellement Tbilissi, capitale de la Géorgie). Universitaire et économiste soviétique et russe, docteur en économie, il est membre de l’Académie des sciences de l’URSS, et a occupé les fonctions de recteur de l’Académie d’économie politique entre 1989 et200).  Il a été conseiller économique du secrétaire général du PC sous Mikhaïl Gorbatchev pendant les années de la perestroïka.


Auteur: Fedor Ponomarev.

Traduit du russe par Jacques Duvernet.

Source: « « Кризис создали мы сами». Интервью с экономистом Абелом Аганбегяном ».

Publié dans Argymenti i Fakti - Kouban le 22 Mars 2016.

Source Photo: Wikipédia.

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